THÉÂTRE
CRÉATION

La vie d'Artaud est une vie de souffrance. Ses écrits, sans cesse, en témoignent.
Dès l’enfance, il manifeste des troubles nerveux et un caractère angoissé, que sa famille, inquiète, cherchera à traiter. C’est ainsi qu’en 1915 et 1916 sur les conseils du docteur Joseph Grasset, Artaud fait pour la première fois un séjour dans un institut réputé pour soigner les troubles neuropsychiatriques, le sanatorium de Rouguière. Il a alors 18 ans. En 1917, il fait un nouveau séjour dans un établissement spécialisé, de nouveau suite aux recommandations du Dr Grasset qui, cette fois, croit reconnaitre les symptômes d’une syphilis héréditaire. Suite à quoi on prescrit à Artaud un traitement par piqures de Quinby et autre antisyphilitique à base d’arsenic, de mercure et de bismuth. Pour « lutter contre des états de douleurs errantes et d’angoisses », il prend pour la première fois du laudanum – qui a les mêmes effets que l’opium – en 1919 au Chanet, clinique spécialisée dans les affections nerveuses. Ici commence la longue histoire de son addiction aux drogues.
Artaud passera toute sa vie de thérapies en cures de désintoxication et subira neuf ans d'internement dans divers asiles d’aliénés, jusqu’à sa mort, deux ans après sa sortie de Rodez, dans la maison de santé du Dr Delmas à Ivry.
La "maladie" d’Artaud est partie inséparable de sa vie.
L’écriture apparaît dès lors comme le refuge d’une pensée toujours en proie à sa disparition. Artaud en prend son parti et, dans un premier temps, il affirme ce handicap comme un style. Par la suite il va plus loin : sa pensée n’est pas « malade », bien au contraire : cette pensée fêlée est un don de clairvoyance. Elle lui permet d’entrevoir ce que beaucoup ne voient pas. Cette pensée trouée, à contretemps, il la comprend comme un accès vers des puissances primitives, universelles, agissantes qui seraient, pour le commun des mortels, occultées. C'est cette pensée "défaillante" qui amènera Artaud à explorer les marges de la raison. C’est de cet endroit qui n’existe sur aucune carte, sur cette ligne de crête, qu’il se perçoit et perçoit le monde.
Or qu’y voit-il ? Une diffraction.
Ce qui constitue le « moi » – autrement dit la représentation que l’on se fait de soi et qu’Artaud appelle le « moi humain » – n’est pas unitaire. Il est des états de vie dispersés, dissociés, détachés. Le corps d’Artaud est excédé par une fragmentation sans fin de son être.
« J’ai fait venir parfois, à côté des têtes humaines, des objets, des arbres ou des animaux parce que je ne suis pas encore sûr des limites auxquelles le corps du moi humain peut s’arrêter. »
Selon Artaud, donc, le "moi" est diffracté. Et c'est la société – thème central de toute son œuvre, et en particulier de son texte sur Van Gogh – qui cherche à l'unifier, à le souder artificiellement. Car la société, selon Artaud, veut présider à la conception et à la représentation que chacun doit avoir de lui-même : non un corps pluriel, inachevé, infini, mélangé - c’est-à-dire un corps où tout peut arriver - , mais un corps de médecine, de justice et de police. Un corps fini, normé, identifié et identifiable, identitaire. Qu’est-ce qu’un acte de naissance, un lieu, une date ? Que signifie le partage des naissances et des morts ? Qui décide que je proviens de ma mère, de mon père ? Qui me dit que je suis fille ou fils, selon quels critères, quels motifs, intérêts ou intentions ?
« L’état civil de l’homme que je suis et qui s’appelle Antonin Artaud porte, comme problématique date de naissance, le 4 septembre 1896 à 8 heures du matin. – Et comme lieu de mon entrée dans cette vie Marseille, Bouches-du-Rhône, France, 4 rue du Jardin des Plantes au 4eme étage. – Or je ne suis pas du tout d’accord avec tout cela, car il m’a fallu beaucoup plus de temps, je dis de temps concret, patent, vérifié, actuel, authentique, pour devenir la bourrique rétive et incoercible que je suis. »
A travers l’état civil, la société produit un discours. Et par ce discours, elle travaille à ce que les êtres se maintiennent dans les limites de leur corps, le corps dans la limite de ses organes, et la langue dans la limite d'une syntaxe imposée.
Ainsi, pour Artaud, son corps et le récit de son histoire deviennent une affaire politique vitale. Artaud devient un champ de bataille. Il s’agit pour lui d’anéantir tout ce qui l’aliène, tout ce qui l’empêche d’être ce corps en révolution permanente.
Il faut pouvoir ne plus penser pour construire un nouveau champ de pensée, ne plus pouvoir parler pour ouvrir un autre horizon du langage, ne plus posséder de corps pour vivre l’état d’une autre anatomie du corps. Se refaire un corps et se réinventer une généalogie.
« (…) car en réalité je ne suis jamais né et en vérité je ne peux pas mourir. »
(Lettre à Marthe Robert, 9 mars 1946.)



